jeudi 22 mars 2018

Quelque chose qui se trame...




Il y a peu, le Voyageur avait eu l’occasion d’approcher un grand métier à tisser et cela l’avait fasciné. Il y avait le vocabulaire bien sûr : fils de chaîne, ensouples, cadres, lisses, lames, navettes, fils de trame, bobines, battants, peignes, contrepoids… Il y avait aussi cette extraordinaire mécanique en trois dimensions organisant des croisements éminemment complexes pour aboutir in fine à faire d’un vide au départ, un objet solide puissamment assemblé. Pris séparément chaque fil n’est rien , tout juste bon à être emporté par le vent ou à se briser à la moindre tension. C’est parce qu’il est filé, relié et entrecroisé à d’autres qu’il devient matière solide et durable. Il n’était que d’une couleur, il devient chatoiement une fois tissé.

Ce métier à tisser est pour le Voyageur un objet monde, une structure multidimensionnelle, dans laquelle il serait possible de faire tenir le monde. Car le monde après tout n’est que tissage de sens et d’informations. Aucune chose n’existe strictement que par elle-même. Toute chose et reliée à des milliers d’autres. Chaque être, chaque chose est une sorte de fibre minuscule, elle-même filée à d’autres fibres, elles-mêmes tissées avec d’autres. Et ce tissage pour -partie jeu du hasard, pour partie choix, pour partie destinée- créé des motifs, des tissus que nous revêtons et dans lesquels nous vivons. Parfois ils sont beaux et chatoyants, parfois la trame se perd, les fils se distendent, la maille s’échappe, et alors nos vies se déchirent comme vieux chiffons usés.

De ces trames qui nous relient et nous constituent, nous en connaissons quelques unes et tant il est bon souvent de demeurer dans le déjà connu, nous pourrions passer notre vie à en visiter toujours les mêmes ! Parfois, un coup du sort, un inattendu nous propulse dans une autre trame et qu’il est dur parfois de renouer solidement les fils ! Et puis, il y a toutes les trames que nous ne connaissons pas. Comme si nous étions physiquement dans un minuscule espace d’un immense et prodigieux métier à tisser dont nous ne connaîtrions qu’une toute petite partie. Et ne voir qu’un seul fil d’une maille ne signifie pas que des milliards de motifs n’existent pas par ailleurs et que nous ne soyons pas reliés à eux par des trames, des fils, des connexions que nous ignorons. L’univers est une toile infinie et multidimensionnelle dont nous n’habitons consciemment qu’une infime partie.

Ainsi sommes-nous le plus souvent plus petits, plus fragiles, plus réduits, que ce que notre esprit est capable d’appréhender et de comprendre. Nous pouvons imaginer habiter les plus mirifiques tapis, nous agissons et vivons réduits à la simple et fragile fibre que nous sommes sans toujours parvenir à nous revêtir de la solidité du tissage auquel nous appartenons. C’est une grande question que celle-ci. Ainsi, trop souvent, émerveillés de la luxuriante trame dont nous avons l’intuition, nous espérons vivre à sa hauteur et n’y parvenant pas nous nous décevons. Alors, qu’au-delà des mots et des compréhensions, peut-être que la seule chose qui nous revienne serait d’accepter de n’être que cette simple et fragile fibre qui ne trouve sa force et tout son potentiel que dans la qualité et la nature du maillage dans lequel elle s’inscrit.

Grâce à la pratique sur la Voie du tambour, le Voyageur avait profondément compris que d’autres trames que celles que nous rencontrons dans ce que nous percevons ordinairement existaient et que depuis toujours les hommes ont cherché à se tisser avec elles. Il en va de ces trames non perçues comme des différentes fréquences de la lumière : nous percevons avec nos sens une partie du spectre mais ne percevant pas le reste nous avons longtemps pensé que ces autres fréquences n’existaient pas. Ainsi, ne percevons-nous pas la lumière infrarouge et pourtant elle existe bel et bien ! Il a fallu pour la « voir » que nous façonnions des machines capables de capter ce que nos sens ne savent pas faire. Et ainsi, l’humanité a t-elle pu grâce à elles découvrir des pans entiers de réalité que nos ancêtres n’auraient pas soupçonnés.

Mais au-delà des machines et des protocoles scientifiques, la Voyageur avait appris qu’à la condition d’un entraînement spécifique et de la mobilisation de quelques capacités dont dispose tout le monde ou presque à des degrés divers, il est possible d’entraîner son esprit à se connecter à certaines de ces trames invisibles, et ainsi, d’avoir accès à des champs d’informations desquels nous sommes coupés ordinairement. En quelque sorte à voyager dans le métier à tisser pour aller à la rencontre de trames, de croisements, éloignés de nos contrées habituelles. De nous inscrire dans un nouveau tissage et ainsi de créer de nouveaux motifs. Pour le Voyageur, cela est passé par l’utilisation du tambour, mais il y a bien sûr bien d’autres méthodes ! Comme si notre cerveau était programmé pour se connecter à des fréquences diverses et qu’à l’instar d’un poste de radio nous captions divers programmes en fonction du réglage choisi.

Ainsi avons-nous la fragilité d’un minuscule et simple fil et la solidité et l’immensité d’une trame sans fin à laquelle nous appartenons et dont nous sommes partie prenante. Un peu comme comme ces particules qui, selon qu’on les observe ou pas sont ondes et / ou particules ; nous sommes « locaux », physiquement incarnés et « globaux », non localisés, conscience au potentiel infini, inscrits dans un tout qui nous échappe le plus souvent.

Mais alors si une part de nous n’est pas assujettie à rester dans ce petit espace de la Grande Toile, quelle est la part de nous qui s’en émancipe ? Le Voyageur aime à penser que nos âmes sont les voyageuses qui passent d’une trame à une autre, d’un tissage à un autre. Étymologiquement, « âme » signifie « souffle », « ce qui souffle ». Nos âmes sont comme ce vent qui fait bouger les draps séchant sur les fils les après midi d’été. Là où il y a de l’âme, il y a du souffle et là où il y a de l’âme, « il y a de la joie » me disait une amie. En hébreu, le mot âme se dit « Nèphèsh » qui vient vraisemblablement d'une racine qui signifie «respirer». Dans un sens littéral, « Nèphèsh » pourrait être rendu par « un respirant » Ainsi donc l’âme serait ce qui respire en nous, le souffle qui nous anime et qui fait que nous sommes vivants et reliés au monde. L’âme est cette part de nous qui danse avec les étoiles et qui a la capacité de voyager de trame en trame se tissant à d’autres motifs, à d’autres âmes, à d’autres fils… Notre âme, éternelle voyageuse, notre soufflet de forge, notre impérieux élan, cette partie de nous qui sait mieux que nous, et qu’il est possible, -maintenant le Voyageur le sait-, d’aller rencontrer au sens premier du terme dans un certain espace de la trame… Mais ceci est une autre histoire que le Voyageur compte bien raconter le jour où il aura trouver les mots qui conviendront…

Et pour finir ce texte, une anecdote. Cet écrit est né de la photo illustrant ce texte. Une photo prise hier de l’intérieur d’un tambour, d’un de ces tambours « monture entre les mondes ». Et voir alors que cette capacité du son du tambour à nous permettre de nous connecter à d’autres trames, à d’autres parties de la toile, à toute cette métaphore du fil, du tissage et de la toile, cet art du fil, du lien, de la tension pour que ça tienne, tout cela était au sens propre représenté dans ce tambour… Alors le Voyageur a tiré sur le fil, et de ce fil il a fait des mots, et des mots un tissage de sens et de compréhensions, et le texte est venu...

dimanche 4 février 2018

Hommage à Michael Harner



Ainsi, parfois, devons-nous beaucoup à des personnes que nous ne connaissons pas et qui parfois vivent à l’autre bout de la terre. Ainsi en est-il de Michael Harner. Je ne le connaissais pas ; j’ai juste lu ses livres (1), et leur lecture a eu pour conséquences quelques expériences qui font partie des plus belles de ma vie.

J’écris « je ne le connaissais pas », plutôt que « je ne le connais pas », parce que Michael Harner vient de mourir. Si tu veux plus de précisions sur sa vie et son œuvre, tu peux saisir son nom sur un moteur de recherche, les réponses y sont nombreuses. Je ne le connaissais pas et pourtant je suis ému. Il fut l’un de ceux qui ramenèrent les pratiques chamaniques en occident, comme Deshimaru amena le zen en Europe, ou comme Henri Gougaud contribua à faire revivre les contes en France à une période où presque plus personne ne s’y intéressait. Il fut de cet espèce de passeurs qui ouvrent des portes béantes sur de nouveaux possibles.

Dans le monde, des milliers de personnes ont donc fait l’expérience de ce que l’on appelle « le voyage chamanique » grâce à lui et à ses élèves (dont Sandra Ingermann et Laurent Huguelit, mais aussi d'autres qui sans être affiliés directement à lui et à sa fondation ont développé un travail dont il est à la source). Il fut celui qui, après avoir étudié en tant qu’anthropologue les pratiques chamaniques du monde entier (et avoir été lui même initié en Amazonie, ce qui dans les années 60, pour un anthropologue, était une transgression qui vous excommuniait à vie ! ), élabora ce qu’il appela le « Core Shamanism » (ou "chamanisme fondamental") ; c’est-à-dire un corpus de pratiques chamaniques a priori communes à l’humanité, à savoir (et pour faire court et simple) : l’entrée en état de conscience modifiée grâce au son d’un tambour ; de là l’expérience du voyage chamanique ; la structuration de cet univers chamanique en trois mondes : le monde du bas, le monde du milieu et celui du haut ; un ensemble de pratiques de soins dont les plus connues sont « l’extraction chamanique » et le « recouvrement d’âmes".

Grâce  à ce travail, des milliers d’occidentaux, mais aussi d'asiatiques et d'américains du sud) ont pu expérimenter à nouveau ce que leurs cultures avaient perdu (et parfois même consciencieusement détruit) : une expérience métaphysique profonde, une relation au monde pleinement vivante, l’expérience d’une transcendance spirituelle sans le recours à des intermédiaires ; un chemin d’expérimentation directe !

Oh bien sûr, les conséquences de ce travail (et l’écho qu’il a eu) n’ont pas eu que des retours heureux, et certaines pratiques induites parfois iconoclastes et complètement déconnectées de tout cadre ne vont pas sans poser questions et parfois même rejets de la part de tenants de pratiques plus traditionnelles mais pas que. Pour ma part je trouve pertinent le parallèle entre le développement du bouddhisme en occident (qui commença massivement à la fin des années 50) et celui du chamanisme. Au début, on déplace des formes et enseignements tels qu’ils sont (ou étaient) pratiqués dans leurs cultures d’origine, puis, on les adapte aux substrats culturels et psychiques dans lesquels ils se développent, remettant parfois en cause, non pas le fond des pratiques mais leurs formes, avec tous les risques et découvertes magnifiques (c’est en général proportionnel ! ) que cela implique !

Un des postulats visionnaires de Michael Harner (corroboré par des données statistiques sur des milliers de personnes) est que cette entrée en « état de conscience modifiée » grâce au son d’un tambour n’est pas l’apanage d’un petit nombre d’initiés mais est une capacité de l’immense majorité d’entre nous. Attention, il n’a jamais dit que nous étions tous « chamanes » (et ce mot est tellement empreint de pratiques différentes et de sens différents qu’il faudrait vraiment en trouver un autre). « Chamane » au sens de guérisseur, par exemple, n’est pas le statut de tout le monde. Mais la possibilité de pratiquer cet état modifié de conscience pour entrer dans une intimité psychique et sensorielle différente avec l’univers et soi-même ; oui.

Quatre ans que j’ai découvert ces pratiques et elles ont profondément changé ma vie. Et en ce jour où j’apprends que Michael Harner est parti pour un nouveau voyage dans l’autre monde, j’ai ressenti le besoin de le remercier. Il a ouvert une porte. J’y suis entré. Derrière c’est tellement beau…


(1) : « La voie du chamane » et « Caverne et cosmos » - Mama éditions.