Il y
a peu, le Voyageur avait eu l’occasion d’approcher un grand
métier à tisser et cela l’avait fasciné. Il y avait le
vocabulaire bien sûr : fils de chaîne, ensouples, cadres,
lisses, lames, navettes, fils de trame, bobines, battants, peignes,
contrepoids… Il y avait aussi cette extraordinaire mécanique en
trois dimensions organisant des croisements éminemment complexes
pour aboutir in fine à faire d’un vide au départ, un objet solide
puissamment assemblé. Pris séparément chaque fil n’est rien ,
tout juste bon à être emporté par le vent ou à se briser à la
moindre tension. C’est parce qu’il est filé, relié et
entrecroisé à d’autres qu’il devient matière solide et
durable. Il n’était que d’une couleur, il devient chatoiement
une fois tissé.
Ce
métier à tisser est pour le Voyageur un objet monde, une structure
multidimensionnelle, dans laquelle il serait possible de faire tenir
le monde. Car le monde après tout n’est que tissage de sens et
d’informations. Aucune chose n’existe strictement que par
elle-même. Toute chose et reliée à des milliers d’autres. Chaque
être, chaque chose est une sorte de fibre minuscule, elle-même
filée à d’autres fibres, elles-mêmes tissées avec d’autres.
Et ce tissage pour -partie jeu du hasard, pour partie choix, pour
partie destinée- créé des motifs, des tissus que nous revêtons et
dans lesquels nous vivons. Parfois ils sont beaux et chatoyants,
parfois la trame se perd, les fils se distendent, la maille
s’échappe, et alors nos vies se déchirent comme vieux chiffons
usés.
De
ces trames qui nous relient et nous constituent, nous en connaissons
quelques unes et tant il est bon souvent de demeurer dans le déjà
connu, nous pourrions passer notre vie à en visiter toujours les
mêmes ! Parfois, un coup du sort, un inattendu nous propulse
dans une autre trame et qu’il est dur parfois de renouer solidement
les fils ! Et puis, il y a toutes les trames que nous ne
connaissons pas. Comme si nous étions physiquement dans un minuscule
espace d’un immense et prodigieux métier à tisser dont nous ne
connaîtrions qu’une toute petite partie. Et ne voir qu’un seul
fil d’une maille ne signifie pas que des milliards de motifs
n’existent pas par ailleurs et que nous ne soyons pas reliés à
eux par des trames, des fils, des connexions que nous ignorons.
L’univers est une toile infinie et multidimensionnelle dont nous
n’habitons consciemment qu’une infime partie.
Ainsi
sommes-nous le plus souvent plus petits, plus fragiles, plus réduits,
que ce que notre esprit est capable d’appréhender et de
comprendre. Nous pouvons imaginer habiter les plus mirifiques tapis,
nous agissons et vivons réduits à la simple et fragile fibre que
nous sommes sans toujours parvenir à nous revêtir de la solidité
du tissage auquel nous appartenons. C’est une grande question que
celle-ci. Ainsi, trop souvent, émerveillés de la luxuriante trame
dont nous avons l’intuition, nous espérons vivre à sa hauteur et
n’y parvenant pas nous nous décevons. Alors, qu’au-delà des
mots et des compréhensions, peut-être que la seule chose qui nous
revienne serait d’accepter de n’être que cette simple et fragile
fibre qui ne trouve sa force et tout son potentiel que dans la
qualité et la nature du maillage dans lequel elle s’inscrit.
Grâce
à la pratique sur la Voie du tambour, le Voyageur avait profondément
compris que d’autres trames que celles que nous rencontrons dans ce
que nous percevons ordinairement existaient et que depuis toujours
les hommes ont cherché à se tisser avec elles. Il en va de ces
trames non perçues comme des différentes fréquences de la
lumière : nous percevons avec nos sens une partie du spectre
mais ne percevant pas le reste nous avons longtemps pensé que ces
autres fréquences n’existaient pas. Ainsi, ne percevons-nous pas
la lumière infrarouge et pourtant elle existe bel et bien ! Il
a fallu pour la « voir » que nous façonnions des
machines capables de capter ce que nos sens ne savent pas faire. Et
ainsi, l’humanité a t-elle pu grâce à elles découvrir des pans
entiers de réalité que nos ancêtres n’auraient pas soupçonnés.
Mais
au-delà des machines et des protocoles scientifiques, la Voyageur
avait appris qu’à la condition d’un entraînement spécifique et
de la mobilisation de quelques capacités dont dispose tout le monde
ou presque à des degrés divers, il est possible d’entraîner son
esprit à se connecter à certaines de ces trames invisibles, et
ainsi, d’avoir accès à des champs d’informations desquels nous
sommes coupés ordinairement. En quelque sorte à voyager dans le
métier à tisser pour aller à la rencontre de trames, de
croisements, éloignés de nos contrées habituelles. De nous
inscrire dans un nouveau tissage et ainsi de créer de nouveaux
motifs. Pour le Voyageur, cela est passé par l’utilisation du
tambour, mais il y a bien sûr bien d’autres méthodes ! Comme
si notre cerveau était programmé pour se connecter à des
fréquences diverses et qu’à l’instar d’un poste de radio nous
captions divers programmes en fonction du réglage choisi.
Ainsi
avons-nous la fragilité d’un minuscule et simple fil et la
solidité et l’immensité d’une trame sans fin à laquelle nous
appartenons et dont nous sommes partie prenante. Un peu comme comme
ces particules qui, selon qu’on les observe ou pas sont ondes et /
ou particules ; nous sommes « locaux », physiquement
incarnés et « globaux », non localisés, conscience au
potentiel infini, inscrits dans un tout qui nous échappe le plus
souvent.
Mais
alors si une part de nous n’est pas assujettie à rester dans ce
petit espace de la Grande Toile, quelle est la part de nous qui s’en
émancipe ? Le Voyageur aime à penser que nos âmes sont les
voyageuses qui passent d’une trame à une autre, d’un tissage à
un autre. Étymologiquement, « âme » signifie
« souffle », « ce qui souffle ». Nos âmes
sont comme ce vent qui fait bouger les draps séchant sur les fils
les après midi d’été. Là où il y a de l’âme, il y a du
souffle et là où il y a de l’âme, « il y a de la joie »
me disait une amie. En hébreu, le mot âme se dit « Nèphèsh »
qui vient vraisemblablement d'une racine qui signifie «respirer».
Dans un sens littéral, « Nèphèsh » pourrait être
rendu par « un respirant » Ainsi donc l’âme serait ce qui
respire en nous, le souffle qui nous anime et qui fait que nous
sommes vivants et reliés au monde. L’âme est cette part de nous
qui danse avec les étoiles et qui a la capacité de voyager de trame
en trame se tissant à d’autres motifs, à d’autres âmes, à
d’autres fils… Notre âme, éternelle voyageuse, notre soufflet
de forge, notre impérieux élan, cette partie de nous qui sait mieux
que nous, et qu’il est possible, -maintenant le Voyageur le sait-,
d’aller rencontrer au sens premier du terme dans un certain espace
de la trame… Mais ceci est une autre histoire que le Voyageur
compte bien raconter le jour où il aura trouver les mots qui
conviendront…
Et
pour finir ce texte, une anecdote. Cet écrit est né de la photo
illustrant ce texte. Une photo prise hier de l’intérieur d’un
tambour, d’un de ces tambours « monture entre les mondes ».
Et voir alors que cette capacité du son du tambour à nous permettre
de nous connecter à d’autres trames, à d’autres parties de la
toile, à toute cette métaphore du fil, du tissage et de la toile,
cet art du fil, du lien, de la tension pour que ça tienne, tout cela
était au sens propre représenté dans ce tambour… Alors le
Voyageur a tiré sur le fil, et de ce fil il a fait des mots, et des
mots un tissage de sens et de compréhensions, et le texte est venu...
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